Extrait du livre Quelle est la couleur du ciel aujourd'hui ?
Quelle est la couleur du ciel aujourd'hui ? de Marilou Rytz aux éditions du Pourquoi Pas
◊ Tu prépares le repas, c’est ton tour aujourd’hui. Tu mets l’eau à bouillir. Tu fais des pâtes fraîches, tu les accompagnes d’un pesto maison, ail, basilic et tomates séchées. Il est 18h30 et Dominique va arriver. Dominique aime les pâtes au pesto et toi, tu aimes Dominique. Tu veux lui montrer que tu l’aimes, lui montrer combien tu l’aimes, lui dire que ce n’est pas grave. Que rien n’est grave, que tu comprends. Que tu l’aimes toujours autant. Tu as écouté, tu as compris : ce n’est pas sa faute. Son travail est éreintant, ses collègues irritants, ton sourire agaçant, le métro toujours bondé, le ciel gris. Tu as compris même si toi, le ciel gris ne te dérange pas. Tu inventes que le soleil a disparu, qu’il a été volé par un éteigneur de réverbères qui en avait assez de devoir se lever
avec l’apparition des premiers rayons, surtout en été. Tu peins à l’aquarelle son sac immense, bien plus grand que lui, et une redingote rapiécée. Tu peins ses boutons dorés. Tu peins dans ta tête et tu racontes à Dominique. Tu aimes raconter à Dominique les images que tu peins dans ta tête. Parfois, souvent même, Dominique rit. « Tu vois, c’est pour ça que je t’aime ». Et te voilà dans ses bras, vous virevoltez, ses yeux pétillent, vous êtes des allumeurs de réverbères, les porteurs de lumière, vous êtes libres et tu l’aimes tant. Parfois Dominique ne rit pas. Monologue sur son boulot, celui qui ne rime qu’avec métro et dodo. Les délais, les chiffres, ce qui se vend et ce qui ne se vend pas. Dominique travaille dans une grande maison d’édition, pas la tienne, une autre, une qui imprime des ouvrages documentaires. Dominique s’occupe de la section jardinage. Dominique dit que ce n’est pas juste, que tu confonds profession et passion, que tu ne fais que dessiner et que dessiner, ce n’est pas travailler. Parfois Dominique ajoute que tu as de la chance, de la chance d’avoir des gens qui t’aiment malgré tes dessins plein la tête. Dominique dit que c’est compliqué de t’aimer. Et toi, tu vois ton ciel se liquéfier. Parfois Dominique te secoue. Et serre tes bras si fort qu’ils restent colorés des jours entiers. Alors Dominique devient pâle. « Ce n’est pas moi, je ne comprends pas, pardon. Pardon mon amour, pardon, je m’en veux tellement. » Toi tu dis que ce n’est pas grave, que rien n’est grave, que tu comprends. Tu dis que ces taches sur tes bras, ce sont des coups de lune, attrapés à trop rêvasser. Ou de l’aquarelle, délicatement déposée. Et Dominique sourit à travers ses larmes. « Tu vois, c’est pour ça que je t’aime. » Tu penses que son sourire est l’arc-en-ciel sur lequel vous dansez.
◊ Il est 18h45, Dominique ne va plus tarder. Tu hésites. L’eau bout depuis plus de cinq minutes. Tu aimerais que les pâtes soient prêtes lorsque Dominique arrivera. Tu aimerais aussi qu’elles soient al dente, cuites à la perfection. Tu hésites. Tu décides d’attendre le bruit de ses pas dans l’escalier. Tu mets la table pour passer le temps. Tu plies les serviettes, râpes le fromage. Tu tends l’oreille. Tu essaies d’oublier la vapeur qui ne cesse de s’échapper. Tu rajoutes de l’eau froide. L’eau ne bout plus. Tu te calmes. Tu rêves de dessiner la buée qui envahit les vitres. Tu l’imagines gelée. Tu imagines une maison minuscule. Tu l’imagines construite dans une ampoule fissurée. Les fenêtres sont givrées. Tu aimes dessiner le givre. Tu as fait un album pour Noël, tu en as mis partout. Sur le chapeau
des allumeurs de réverbères, dans les cheveux de la contorsionniste et au sommet du chapiteau. Ton éditeur a adoré, les lecteurs aussi. Mais ce n’est pas ça, l’important. L’important, c’est que les enfants caressent le papier avec leurs yeux remplis de poussière de réverbère. Les enfants ont toujours les yeux remplis de poussière de réverbère et tout ce qu’ils regardent s’en trouve illuminé. ◊ Il est 18h53 et tu entends ses pas dans l’escalier. Légers, presque sautillants. Tu t’empresses de mettre les pâtes. Ta main tremble un peu. Ton poignet est douloureux. Un cliquetis, Dominique a fermé la porte à clé. Toi, tu laisses la porte ouverte quand tu es à l’intérieur. Dominique la ferme, toujours. Tu appelles : « Mon cœur ? Tu as passé une belle journée ? » Dominique court, t’embrasse, t’enlace. « Mon amour. » Une bouteille à la main, un Bordeaux, sans doute grand cru. Son sourire. Charmeur et délicat. Ses lèvres parfaites. Cet air contrit. La buée au coin des paupières. « Mon amour, pardonne-moi. » Pardonner ? Tu souris. Il n’y a rien à pardonner. Tu sers les pâtes, Dominique remercie. Verse le vin.