Extrait du livre Les malheurs de Sophie
Les Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur, illustrés par Fabienne Delacroix chez HC éditions
Les Malheurs de Sophie
Préface Les livres de mon illustre (et homonyme !) aïeule ont bercé mon enfance, Les Malheurs de Sophie en tête. Peu de nouvelles éditions depuis la toute première « Bibliothèque rose » m’ont séduite ou ont retenu mon attention, tant celle-ci était imprégnée d’un charme incomparable, jusqu’à l’odeur de ces pages un peu jaunies qui s’en échappait... Je trouvais dans ces nouvelles moutures presque une forme de trahison : le dessin me semblait trop actualisé, ou trop mièvre, ou encore reflétant bien peu la vérité historique empreinte d’une atmosphère si particulière qui reste, pour moi, un des attraits essentiels de l’œuvre de la Comtesse. Je suis aujourd’hui heureuse et honorée de préfacer cette toute nouvelle parution. Honorée, car elle indique que l’œuvre de mon arrière-arrière-arrière grand’mère continue de susciter intérêt et enthousiasme. Heureuse, car j’ai été immédiatement séduite par les exquises illustrations de Fabienne Delacroix. J’y trouve et retrouve l’esprit, la grâce, la finesse, la fraîcheur, le goût, l’émotion que Sophie de Ségur, née Rostopchine, a voulu transmettre dans sa littérature pour encore, je l’espère, de nombreuses générations à venir. Sophie de Ségur
Avant-propos « La comtesse de Ségur est le Balzac de la jeunesse. Elle a composé la Comédie enfantine en vingt volumes, qui sont tous des chefs-d’œuvre. Comme Balzac, elle écrit à la lumière de deux flambeaux que sont la religion et la monarchie », écrivait l’académicien Jean Dutourd, en 1994. C’est dans cet univers du Second Empire que la comtesse de Ségur situe les aventures de la jeune Sophie. Tout le monde s’y retrouve, puisque c’est un roman pour enfant, mais aussi un roman de souvenirs d’enfance. La comtesse de Ségur procède à une véritable peinture écrite des souvenirs de ses premières années qu’elle souhaite transmettre à ses petites-filles. De l’univers ségurien émane cette couleur de l’enfance si singulière qui bercera des générations entières, et dont on retrouve toute l’élégance et la tendresse dans les peintures de Fabienne Delacroix. Car l’illustration donne une existence concrète à l’imaginaire du lecteur, du moins elle se propose de l’esquisser. Tout se passe comme si le texte s’accomplissait dans ses images et se déployait sous le pinceau figuratif et poétique du peintre : le château des Nouettes, à Aube en Normandie, domaine de la comtesse de Ségur et berceau des souvenirs est fidèlement représenté et la blonde Sophie vêtue de « sa simple robe en percale blanche, décolletée et à manches courtes » prend naturellement vie. À travers chaque image transparaît l’harmonie, le goût et la splendeur de l’aristocratie du Second Empire, avec cette touche si particulière de l’artiste qui donne un éclat enfantin et spontané à l’univers ségurien, tout bercé par la douceur de vivre si propre à cette fin de siècle. L’équilibre des figures et le détail des traits posent les bases de tout ce monde romanesque et attachant. Les Malheurs de Sophie ainsi mis en image invitent le lecteur à un véritable voyage hors du temps, tout en lui permettant de retrouver ou de transmettre les souvenirs et les valeurs d’une époque qui tendent à disparaître. Alice Delacroix
À MA PETITE-FILLE, ÉLISABETH FRESNEAU Chère enfant, tu me dis souvent: «Oh! grand’mère, que je vous aime! vous êtes si bonne!» Grand’mère n’a pas toujours été bonne, et il y a bien des enfants qui ont été méchants comme elle et qui se sont corrigés comme elle. Voici des histoires vraies d’une petite fille que grand’mère a beaucoup connue dans son enfance ; elle était colère, elle est devenue douce ; elle était gourmande, elle est devenue sobre ; elle était menteuse, elle est devenue sincère ; elle était voleuse, elle est devenue honnête ; enfin, elle était méchante, elle est devenue bonne. Grand’mère a tâché de faire de même. Faites comme elle, mes chers petits enfants ; cela vous sera facile, à vous qui n’avez pas tous les défauts de Sophie. COMTESSE DE SÉGUR, née ROSTOPCHINE
La poupée de cire « Ma bonne, ma bonne, dit un jour Sophie en accourant dans sa chambre, venez vite ouvrir une caisse que papa m’a envoyée de Paris ; je crois que c’est une poupée de cire, car il m’en a promis une. LA BONNE Où est la caisse ? SOPHIE Dans l’antichambre: venez vite, ma bonne, je vous en supplie.» La bonne posa son ouvrage et suivit Sophie à l’antichambre. Une caisse de bois blanc était posée sur une chaise ; la bonne l’ouvrit. Sophie aperçut la tête blonde et frisée d’une jolie poupée de cire ; elle poussa un cri de joie et voulut saisir la poupée, qui était encore couverte d’un papier d’emballage.
LA BONNE Prenez garde ! ne tirez pas encore ; vous allez tout casser. La poupée tient par des cordons. SOPHIE Cassez-les, arrachez-les ; vite, ma bonne, que j’aie ma poupée. La bonne, au lieu de tirer et d’arracher, prit ses ciseaux, coupa les cordons, enleva les papiers, et Sophie put prendre la plus jolie poupée qu’elle eût jamais vue. Les joues étaient roses avec de petites fossettes ; les yeux bleus et brillants ; le cou, la poitrine, les bras en cire, charmants et potelés. La toilette était très simple : une robe de percale festonnée, une ceinture bleue, des bas de coton et des brodequins noirs en peau vernie. Sophie l’embrassa plus de vingt fois et, la tenant dans ses bras, elle se mit à sauter et à danser. Son cousin Paul, qui avait cinq ans, et qui était en visite chez Sophie, accourut aux cris de joie qu’elle poussait. « Paul, regarde quelle jolie poupée m’a envoyée papa ! s’écria Sophie. PAUL Donne-la-moi, que je la voie mieux. SOPHIE Non, tu la casserais. PAUL Je t’assure que j’y prendrai bien garde ; je te la rendrai tout de suite. » Sophie donna la poupée à son cousin, en lui recommandant encore de prendre bien garde de la faire tomber. Paul la retourna, la regarda de tous les côtés, puis la remit à Sophie en secouant la tête. SOPHIE Pourquoi secoues-tu la tête ? PAUL Parce que cette poupée n’est pas solide ; je crains que tu ne la casses. SOPHIE Oh ! sois tranquille, je vais la soigner tant, tant, que je ne la casserai jamais. Je vais demander à maman d’inviter Camille et Madeleine à déjeuner avec nous, pour leur faire voir ma jolie poupée. PAUL Elles te la casseront. SOPHIE Non, elles sont trop bonnes pour me faire de la peine en cassant ma pauvre poupée. Le lendemain, Sophie peigna et habilla sa poupée, parce que ses amies devaient venir. En l’habillant, elle la trouva pâle. « Peut- être, dit-elle, a-t-elle froid, ses pieds sont glacés. Je vais la mettre un peu au soleil pour que mes amies voient que j’en ai bien soin et que je la tiens bien chaudement. » Sophie alla porter la poupée au soleil sur la fenêtre du salon. « Que fais-tu à la fenêtre, Sophie ? lui demanda sa maman. SOPHIE Je veux réchauffer ma poupée, maman ; elle a très froid. LA MAMAN Prends garde, tu vas la faire fondre.
SOPHIE Oh non ! maman, il n’y a pas de danger : elle est dure comme du bois. LA MAMAN Mais la chaleur la rendra molle; il lui arrivera quelque malheur, je t’en préviens. » Sophie ne voulut pas croire sa maman, elle mit la poupée étendue tout de son long au soleil, qui était brûlant. Au même instant elle entendit le bruit d’une voiture : c’étaient ses amies qui arrivaient. Elle courut au-devant d’elles ; Paul les avait attendues sur le perron ; elles entrèrent au salon en courant et parlant toutes à la fois. Malgré leur impatience de voir la poupée, elles commencèrent par dire bonjour à Mme de Réan, maman de Sophie ; elles allèrent ensuite à Sophie, qui tenait sa poupée et la regardait d’un air consterné. MADELEINE, regardant la poupée La poupée est aveugle, elle n’a pas d’yeux. CAMILLE Quel dommage ! comme elle est jolie ! MADELEINE Mais comment est-elle devenue aveugle ! Elle devait avoir des yeux. Sophie ne disait rien ; elle regardait la poupée et pleurait. MADAME DE RÉAN Je t’avais dit, Sophie, qu’il arriverait un malheur à ta poupée si tu t’obstinais à la mettre au soleil. Heureusement que la figure et les bras n’ont pas eu le temps de fondre. Voyons, ne pleure pas ; je suis très habile médecin, je pourrai peut-être lui rendre ses yeux.
SOPHIE, pleurant C’est impossible, maman, ils n’y sont plus. Mme de Réan prit la poupée en souriant et la secoua un peu ; on entendit comme quelque chose qui roulait dans la tête. « Ce sont les yeux qui font le bruit que tu entends, dit Mme de Réan ; la cire a fondu autour des yeux, et ils sont tombés. Mais je tâcherai de les ravoir. Déshabillez la poupée, mes enfants, pendant que je préparerai mes instruments. » Aussitôt Paul et les trois petites filles se précipitèrent sur la poupée pour la déshabiller. Sophie ne pleurait plus ; elle attendait avec impatience ce qui allait arriver. La maman revint, prit ses ciseaux, détacha le corps cousu à la poitrine ; les yeux, qui étaient dans la tête, tombèrent sur ses genoux ; elle les prit avec des pinces, les replaça où ils devaient être et, pour les empêcher de tomber encore, elle coula dans la tête, et sur la place où étaient les yeux, de la cire fondue qu’elle avait apportée dans une petite casserole ; elle attendit quelques instants que la cire fût refroidie, et puis elle recousit le corps à la tête. Les petites n’avaient pas bougé. Sophie regardait avec crainte toutes ces opérations, elle avait peur que ce ne fût pas bien ; mais, quand elle vit sa poupée raccommodée et aussi jolie qu’auparavant, elle sauta au cou de sa maman et l’embrassa dix fois. « Merci, ma chère maman, disait-elle, merci : une autre fois je vous écouterai, bien sûr. » On rhabilla bien vite la poupée, on l’assit sur un petit fauteuil et on l’emmena promener en triomphe en chantant : Vive maman ! De baisers je la mange. Vive maman ! Elle est notre bon ange. La poupée vécut très longtemps bien soignée, bien aimée ; mais petit à petit elle perdit ses charmes, voici comment. Un jour, Sophie pensa qu’il était bon de laver les poupées, puisqu’on lavait les enfants ; elle prit de l’eau, une éponge, du savon, et se mit à débarbouiller sa poupée ; elle la débarbouilla si bien qu’elle lui enleva toutes ses couleurs : les joues et les lèvres devinrent pâles comme si elle était malade, et restèrent toujours sans couleur. Sophie pleura, mais la poupée resta pâle. Un autre jour, Sophie pensa qu’il fallait lui friser les cheveux ; elle lui mit donc des papillotes : elle les passa au fer chaud, pour que les cheveux fussent mieux frisés. Quand elle lui ôta ses papillotes, les cheveux restèrent dedans ; le fer était trop chaud, Sophie avait brûlé les cheveux de sa poupée, qui était chauve. Sophie pleura, mais la poupée resta chauve. Un autre jour encore, Sophie, qui s’occupait beaucoup de l’éducation de sa poupée, voulut lui apprendre à faire des tours de force. Elle la suspendit par les bras à une ficelle ; la poupée, qui ne tenait pas bien, tomba et se cassa un bras. La maman essaya de la raccommoder ; mais, comme il manquait des morceaux, il fallut chauffer beaucoup la cire, et le bras resta plus court que l’autre. Sophie pleura, mais le bras resta plus court. Une autre fois, Sophie songea qu’un bain de pieds serait très utile à sa poupée, puisque les grandes personnes en prenaient. Elle versa de l’eau bouillante dans un petit seau, y plongea les pieds de la poupée, et, quand elle la retira, les pieds s’étaient fondus et étaient dans le seau. Sophie pleura, mais la poupée resta sans jambes. Depuis tous ces malheurs, Sophie n’aimait plus sa poupée, qui était devenue affreuse, et dont ses amies se moquaient ; enfin, un dernier jour, Sophie voulut lui apprendre à grimper aux arbres ; elle la fit monter sur une branche, la fit asseoir ; mais la poupée,
qui ne tenait pas bien, tomba : sa tête frappa contre des pierres et se cassa en cent morceaux. Sophie ne pleura pas, mais elle invita ses amies à venir enterrer sa poupée. L’enterrement Camille et Madeleine arrivèrent un matin pour l’enterrement de la poupée : elles étaient enchantées ; Sophie et Paul n’étaient pas moins heureux. SOPHIE Venez vite, mes amis, nous vous attendons pour faire le cercueil de la poupée. CAMILLE Mais dans quoi la mettrons-nous ? SOPHIE J’ai une vieille boîte à joujoux ; ma bonne l’a recouverte de percale rose ; c’est très joli ; venez voir.





















