Extrait du livre La vigne qui aimait un lierre et autres fables
La vigne qui aimait un lierre et autres fables... de Jean-Sébastien Blanck et Gaston Hauvillier aux éditions Alzabane
Trois hivers et deux étés passèrent encore. Qu’il s’agisse de veuves ou de jeunes demoiselles, il n’obtint ni faveurs ni contrat de mariage. Sa tristesse devint plus forte. Le bonhomme n’avait plus goût à rien et, bien qu’il fût un artisan réputé et que des princes de lointains duchés lui commandaient des pièces, son travail l’ennuyait de plus en plus. Tout le bourg s’inquiéta. Pour dissiper sa mélancolie, Le Boutil passait de plus en plus de temps en son potager. Un jour, alors qu’il taillait quelques buissons, il remarqua la vigne vierge qu’Abistor avait auscultée. Elle recouvrait maintenant tout le muret. Son feuillage était désormais luxuriant et foisonnant. Le vert de ses feuilles brillait d’un éclat extraordinaire. Le Boutil fut subjugué. Comment un végétal pouvait-il dégager autant de force et de beauté ? Le plaisir des yeux lui semblait sans égal. Le bonhomme caressa les feuilles, si longues et si fines. Leur contour palmé, si joliment crénelé, rappelait des mains fines aux ongles soignés. Tout le long du muret, la vigne étendait de petites tiges, tendres et fragiles, prêtes à poser délicatement leurs ventouses. Séduit par tant de grâce, Le Boutil décida de laisser la plante se déployer sur les murs de la maison.
La vigne qui aimait un lierre et autres fables...
Je vais vous révéler ce prodige extraordinaire dont je fus le témoin, il y a plus de huit siècles, dans un petit pays d’Occitanie. Sachez que cette province, faite de collines de blé, était dirigée par un conseil de juges et de devins que le peuple appelait les Melhors.Je dois encore vous dire que ces Melhors étaient rebelles à l’autorité du roi comme à celle de l’Église. Ces presque mages administraient le peuple et rendaient la justice selon leurs sciences et leurs pouvoirs. Ils donnaient à croire que de leurs oraisons et de leurs prédictions dépendaient l’abondance des récoltes, tout autant que la paix entre les seigneurs, ou même la fertilité des femmes. On les respectait. On les craignait. Et nul ne s’opposait à eux. De sorte que la population leur obéissait aveuglément. Aucune armée, ni celle du roi ni celle du pape, n’avait pu soumettre les hérétiques de cette contrée dont on disait, en tout autre pays, qu’il y soufflait le vent des fous.
C’est dans un bourg haut perché que vivait un tanneur renommé dans toute la région. Il s’appelait Louis Le Boutil et on venait de loin pour lui acheter ses cuirs. C’était un homme fort et plutôt épais, assez bourru, mais connu pour sa bonne humeur autant que pour sa gentillesse. Son épouse, qu’il avait aimée tendrement, était morte en couches, il y a fort longtemps. Ludine, car tel était son nom, lui avait laissé une fille qu’il éleva, puis maria à un sire d’un comté voisin. Cela fait, Le Boutil fut rendu à sa triste solitude. Peu à peu, il en perdit sa joie de vivre et son entrain au travail. Le bonhomme clamait son infortune et disait à qui voulait l’entendre qu’il cherchait une compagne. Bien sûr, il se rendait de temps à autre dans la grande cité voisine, où tout bourgeois trouvait facilement joies et plaisirs. Mais cela n’était qu’amusement, et Louis Le Boutil voulait prendre femme. Il chercha plusieurs années, mais en vain. Les dames du bourg préféraient marier leurs filles à des partis plus prometteurs qu’un tanneur, tout renommé qu’il était. Et de plus, Le Boutil avait bien avancé en âge… Il commençait donc à désespérer et son travail s’en ressentait grandement. Comme on ne pouvait se passer de ses services, les Melhors furent alertés. Ils tinrent conseil et envoyèrent l’un d’eux consulter Le Boutil afin de trouver le remède à sa langueur. C’est le célèbre Abistor qui fut choisi.
Un soir donc, il se rendit chez le tanneur. Bien qu’un peu surpris, ce dernier l’accueillit avec grande joie. Enfin, on s’inquiétait de son sort! Abistor parla, mais, à son grand étonnement, celui-ci ne lui proposait pas la moindre femme à rencontrer… En lieu et place, le Melhor ausculta longuement chacun des murs de la maison. Puis il sortit et visita le potager où poussaient moult légumes, aromates et herbacées. Il observa les fleurs et, surtout, il remarqua un petit pied de vigne vierge. Celui-ci commençait à grimper sur un muret. Abistor le contempla longuement. À la fin de cette étrange visite, il dit ceci: — Le Boutil, tu dois cesser de chercher femme. Car je sens une âme qui est déjà près de toi. Mais tu ne la vois pas… Le tanneur, qui espérait un peu plus que d’obscures paroles, s’étonna: — Mais moi, je ne vois personne ici et j’habite cette demeure depuis vingt années que Dieu m’a données, seul avec mes souvenirs. — Que veux-tu… Je te dis que celle que tu cherches est en cette maison. Il te faut apprendre à voir ce que tu ne vois plus… — Tu dis vouloir m’aider et tu te fiches de moi avec tes sornettes? Dis-moi plutôt qui je puis rencontrer, et quand! — Tu cherches l’éclat d’une lumière aveuglante. Mais parfois, il vaut mieux chercher les secrets qui se cachent dans l’ombre. À force de paroles incompréhensibles, dignes de tout Melhor, Abistor finit par exaspérer Le Boutil. Il chassa le mage et s’en retourna à sa peine et à sa mélancolie.
Un été plus tard, la vigne vierge avait complètement recouvert la bâtisse. Du sol au toit, on n’aperçevait plus une pierre. Chaque jour, de nouvelles tiges s’étiraient, cherchant à embrasser de nouvelles parois. Le Boutil était bien fier. Il n’avait ni femme ni grande richesse, mais il possédait, assurément, une plante d’une splendeur miraculeuse. Il retrouva un peu de sa bonne humeur. Mais bientôt, euphorique et surprise de sa propre puissance, la vigne s’entrelaça dans les buissons, elle étouffa des pieds de fleurs rivales, puis commença à se faufiler dans les embrasures des murs. C’est ainsi que les mois passant, elle colonisa encore le grenier et la remise, puis l’étable voisine et, enfin, les premières tiges apparurent devant la porte du logis. Pour Le Boutil, il était temps de freiner l‘élan de la vigne. La belle était magnifique, oui, mais un peu envahissante… Il devait tailler. Il tailla.
Cela fait, Louis partit plusieurs semaines en la capitale du pays pour y chercher femme. Grâce à sa renommée, on l’invita dans moult fêtes et moult banquets. Des jours durant, il fit bonne chère et… la cour à bien des dames! En retour, certaines lui laissèrent quelques espoirs. C’est donc bien guilleret qu’il revint de son équipée. Mais à son retour, une surprise l’attendait.
Durant son absence, la vigne avait repoussé de plus belle. C’était comme s’il ne l’avait jamais taillée. Elle recouvrait de nouveau la maison et, partout, ses jeunes tiges s’étaient multipliées. Le Boutil ne retrouvait pas en elles la même élégance. Leurs vrilles s’élançaient en tous sens et leurs ventouses, autrefois si fines et si gracieuses, s’accrochaient maintenant avec force, partout où elles le pouvaient. De toute sa chevelure, la belle dégageait une terrible expression de colère. — Eh bien quoi la vigne, pourquoi cette méchante humeur ? s’étonna Le Boutil. Le lendemain, Le Boutil reprit sa faux et son échelle. Et il retailla la vigne. L’été suivant, le bonhomme se prépara pour un nouveau voyage. Il espérait conclure avec une gentille demoiselle. Je me souviens que dans le bourg, on ne parlait que de cette affaire, car la dame, disait-on, était fort jolie... Seul Abistor s’inquiéta. Il se rendit chez Le Boutil et lui dit ceci : — Je te le répète : tu ne vois donc que ce qui brille ! Et l’éclat t’aveugle ! Il t’empêche de voir ce qui est près de toi... Cette fois, Le Boutil s’amusa de ces paroles... — Vieux sage, dit-il, je vais retrouver le bonheur d’une femme aimante. Quel mal y vois-tu ?
Ainsi fut dit et ainsi fut fait. Le Boutil quitta sa maison et s’en alla rejoindre les méandres de la ville. De nouveau, il festoya mais, cette fois, point de grivoiseries ! La demoiselle l’occupait tout à fait... On engagea les pourparlers qui furent brefs. On s’accorda rapidement, tant sur le montant de la dot que sur la date des noces. Elles auraient lieu au début des vendanges. On conclut l’affaire et, ceci fait, Le Boutil revint au bourg. Mais, comme à l’été précédent, la même diablerie l’attendait : en son absence, la Vigne s’était de nouveau propagée et déployée. Les tiges grimpaient de toutes parts et de toute sa ramure écarlate, la Vigne exprimait une fureur prodigieuse. — Peu importe, ma belle ! s’exclama le bonhomme. Dès que j’aurai repris femme, je céderai cette maison. Alors, tu peux bien l’engloutir si tu veux ! La colère passée, Le Boutil contempla la belle. Il comprit son désespoir. On était au début de l’automne et d’innombrables petits fruits, de couleur noire, commençaient à tomber. On eût dit que la Vigne pleurait de tous ses rameaux. Il caressa quelques feuilles et lui dit encore, quelque peu troublé : — Ma belle, ne t’inquiète pas, ton prochain maître prendra soin de toi comme je l’ai fait...
























