Extrait du livre L'autre
« L'autre » de Christine Beigel et Carole Chaix aux éditions du Pourquoi pas
« L'autre »
Dans ma vie, il pleut souvent. Des questions. Des questions pleines de soleil ou d'orage, avec toujours un même espoir, avoir une réponse. Quand j'écris, je me pose des questions et quand je peux, j'y réponds. Qui ? Toi, moi. L'Autre. Les autres. Nous. Quand ? Hier aujourd'hui demain. Quoi ? La vie, les rencontres, le vivre ensemble, apprendre à se connaître et s'accepter tels que nous sommes sans chercher à changer l'autre. Où ? Ici et là. Partout. Comment ? Avec des mots, des émotions. Pourquoi ? Pour moi, pour toi, pour nous tous. Pour résister. Raconte.
Alors Alors je suis là Au début, je ne l'ai pas vu. Pourtant, il était là depuis longtemps, silencieux. Ça s'est passé comme ça: j'ai regardé à gauche pour traverser et il était là, au coin de la rue. L'Autre. Il m'observait avec un drôle d'air, un air de je-ne-sais-quoi qui peut s'envoler au premier coup de vent. Un air d'oiseau. Et soudain il s'est mis à parler. Il a dit : Alors ?! Oh l'Autre ! Que me voulait-il ? Que cherchait-il ? Je me suis concentrée sur autre chose, la couleur du ciel, zut, il va pleuvoir, je vais être toute trempée, et c'est quoi ce bruit, pourquoi toutes ces voitures klaxonnent, mais... Alors, on y va ou tu veux te faire écraser ? C'est comme ça que ce matin-là, on est allés à l'école ensemble. Lui et moi.
Dans les bois J'ai peur dans les bois Pour aller à l'école, il faut passer par les bois. Moi, j'aime. Je trouve toujours quelque chose à ramasser, des petits secrets à collectionner. Je traîne, et soudain, c'est moins deux, il faut courir sinon c'est le retard assuré. Eh ! pourquoi tu cours ? Attends-moi ! J'ai peur dans les bois. C'est vrai qu'ils sont profonds, ces bois, avec leur armée de troncs en rangs serrés. Mais tout de même, c'est étrange qu'une espèce d'oiseau comme lui ait peur de se perdre dans la forêt. Ça me rappelle de mauvais souvenirs. J'étouffe. Je... Chez moi, ceux qui partaient dans les bois n'en revenaient parfois jamais. Ils se faisaient emporter par le yéti. La peur déforme son visage. Il a une tête de zombie. Dans ses yeux dansent des fantômes. Pour un peu, j'y croirais. Bruissement de feuilles, craquement de branche. QUI EST LÀ ? Je crie. Nous courons, main dans la main.
Les cris Nous sommes les citoyens de la Terre Et maintenant, il pleure. Je ne sais comment le réconforter, je lui demande ce qu'il a, il me répond : Rien, je n'ai rien. C'est juste que... Les cris... Je n'en peux plus. Il me parle encore d'avant, des cris, des commandements : Tu dois croire ça et pas autrement ! Pour lui, il en allait ainsi de la vie, avant: la colère, les coups. Moi, je n'en ai pas reçus. Mais à force de voir, d'entendre, c'est comme si. Et soudain je le vois différemment, tout cassé dedans. Il se tient debout, mais en déséquilibre avec son corps, sa maison. Je lui chuchote : Demain, on construira une cabane dans les bois. Nous serons les citoyens de la Terre.
Demain J'ai deux mains Deux mains pour faire une cabane et déménager du cerveau, danser des doigts, dégouliner de bonheur... Dis un peu, pour voir ! Deux mains pour se débarrasser de ceux qui veulent dompter les dragons, les nuages, les déserts et les océans. Au dodo les dompteurs ! Dis encore... Deux mains pour faire disparaître la douleur d'une simple caresse et rétablir le droit au sourire. J'aime. Deux mains pour faire la différence car deux mêmes ce n'est pas drôle, tu t'imagines, toi, avec deux mains droites ? Droite droite droite... on tourne en rond là, ah non ! Deux mains pour dessiner la vie selon tes désirs. Ma vie de demain ! À deux mains, oui. Ensemble.
Ensemble Je tu il nous sommes égaux Nous voilà à l'école. Les autres nous regardent bizarrement. Comme si ça n'allait pas qu'on soit arrivés ensemble lui et moi. Il y en a qui se moquent de nous. Il y en a qui nous montrent du doigt. Il y en a qui rient. Il y en a qui crachent. Des mots, des mollards, des insultes qui te rentrent dans le lard. L'Autre, fier tout à coup, leur renvoie leur regard. Ils détournent les yeux, lorgnent le bout de leurs pieds. C'EST QUOI LE PROBLÈME ? Ça sert à quoi d'apprendre à vivre ensemble quand on n'est même pas capable de regarder l'Autre dans le fond des yeux ? MOI JE SUIS MOI LUI C'EST LUI ET TOI TAIS-TOI ! Arrête ! Il a raison, ça ne sert à rien de crier. Est-ce qu'un jour je grandirai ?
Ma famille grandit Sans filles pas de garçons Je préviens les autres : À partir d'aujourd'hui il fait partie de ma famille ! Sans lui, pas de moi ! De toute façon, c'est simple, j'ai toujours dit sans filles pas de garçons sans garçons pas de filles. J'ai même fait des tableaux, des inventaires de mots pour leur montrer tout ce qu'il faut de « la » et de lettres, de «le» et de mots pour faire un corps de la tête aux pieds. Que vaut la question sans le point d'interrogation ? Et le début sans la fin ? Est-ce qu'on irait à la plage sans le sable et ses milliers de grains ? Sans garçons pas de filles une fille un garçon la tête la chair la peau le crâne le visage la cervelle le cerveau l a coiffure la chevelure la perruque un cheveu la pupille la vue le front le sourcil un œil le cil une joue une oreille l'ouïe le nez l'odorat la bouche une lèvre la moustache de chocolat la langue une corde vocale la voix le palais le goût une dent de lait celles du bonheur la barbichette le menton une épaule la poitrine le cou le dos le torse un sein une respiration les poumons le souffle le cœur une main une paume un bras un coude un doigt le toucher la taille le ventre l'estomac le nombril une fesse la zézette le derrière le zizi le sexe une jambe un genou un mollet une cheville la marche la course un gros orteil le saut une émotion un sentiment