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Mille et une miettes

Mille et une miettes

9-12 ans - 41 pages, 9887 mots | 1 heure 13 minutes de lecture | © Éditions du Pourquoi pas, 2018, pour la 1ère édition - tous droits réservés


Mille et une miettes

9-12 ans - 1 heure 13 minutes

Mille et une miettes

La mère de Mila accueille clandestinement Daoud, un mineur étranger isolé. Méfiante au départ, elle commence à s'intéresser au sort du jeune migrant de 16 ans et s'interroge sur les aventures qui l'ont amené jusqu'ici.

"Mille et une miettes" vous est proposé à la lecture version illustrée, ou à écouter en version audio racontée par des conteurs et conteuses. En bonus, grâce à notre module de lecture, nous vous proposons pour cette histoire comme pour l’ensemble des contes et histoires une aide à la lecture ainsi que des outils pour une version adaptée aux enfants dyslexiques.
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Extrait du livre Mille et une miettes

Mille et une miettes de Thomas Scotto et Madeleine Pereira Aux éditions du Pourquoi Pas ?


Mille et une miettes
1. Sur le canapé. Tranquille. Le paquet de cookies est bien éventré. J e regarde les miettes. C’est trépidant une vie de petite miette un mercredi après–midi. Déjà parce qu’elle est rarement toute seule… Enfin, rarement j’arrive à ne faire tomber qu’une solitaire quand je mange. Non, la miette, ça vit en famille ou entourée d’amis. Et puis, partout c’est sa maison : entre les coussins, sur un coin de tapis, dans un revers de pantalon. Là où elle tombe c’est son territoire. Ça craint rien la miette… ou juste l’aspirateur. Et un petit frère de deux ans, bien sûr, quand il passe par là et qu’il bave sur son doigt pour grappiller tout ce qu’il peut. Moi, côté pagaille, je veux même pas décevoir une miette ! Si un jour je gagne un grand prix dans ma vie, ce sera sans doute celui–là : le prix du meilleur désordre !
C’était pourtant marqué « ouverture facile » sur toutes les faces de l’emballage mais moi, c’est simple, je la trouve jamais leur facilité. C’est plutôt dommage ! Tous les jours, il y a des « ingénieurs en ouverture » qui se cassent le cerveau pour nous faciliter le truc, je veux dire, c’est leur métier et personne n’y pige rien ! Jamais. Tout le monde finit toujours par arracher le carton en serrant les dents. Parce que le souci, c’est que l’ingénieur il a les plans dans sa tête et que nous… on est pas dans la tête de l’ingénieur. Résultat : tapis de miettes à volonté ! Et vraiment c’est pas de ma faute ! Peut–être ça fait trois heures que moi aussi je suis posée là. Une miette de plus sur le canapé ! Maman préciserait : trois heures que je suis « devenue » canapé. Elle me regarderait avec des yeux qui soupirent. Je lui montrerais que j’ai réparé mon étagère, comme promis, peut–être même vidé le lave–vaisselle, si ça se trouve. Et, en me poussant un peu, elle viendrait s’asseoir pour me montrer ses nouveaux croquis de carnet. Ses prochains dessins pour une revue, pour un livre ou pour une affiche. Elle finirait par exploser parce que « une nouvelle loi est passée en force et pourquoi je suivrais une loi que je n’ai pas acceptée ?!». Ma mère est lionne ascendant volcan. Trois heures que la télé est allumée et je peux même pas dire que je la regarde vraiment. Enfin, pas seulement… J’essaie surtout toutes les applications de mon premier téléphone ! Je réconforte une histoire d’amour par texto, j’aide à choisir le cadeau collectif pour l’anniversaire des jumelles, j’enchaîne les compilations de vidéos de chat à mourir de rire et je joue à Bubble shooter, histoire de passer le temps. Aux vacances d’hiver, faut pas m’en demander plus. Une chanson passe pour la troisième fois sur l’écran. Je relève la tête et pour la troisième fois, c’est le même clip. En noir et blanc. Un peu vieilli. Ça dit : « On a gardé les yeux fermés trop longtemps / trop longtemps. Les yeux fermés La nuit s’attarde Mais maintenant : regarde ! ». Pile à cet instant, maman entre. Elle fait claquer la porte derrière elle et l’air qui siffle entre ses dents raconte autre chose que de la joie.
— Bordel, ça brûle… Mila, fais–moi couler de l’eau ! S’te plait, fais–moi couler de l’eau, du lait, n’importe quoi ! Et je vois ses paupières rouges, ses deux mains qui balaient l’espace pour éviter de se frotter les yeux. — Ils ont chargé… j’y crois pas… ils ont chargé… avec les lacrymos, direct ! Alors je lâche mon téléphone sur les coussins. À la télé, la chanson se termine. Et, j’avais complètement oublié que maman était de manif cet après–midi… une manif pour Daoud. 2. Daoud, la première fois qu’il a dormi chez nous, je n’étais pas là. Pas très loin, d’accord… mais pas là. Parce que, week–end chez mon père oblige, j’étais à trois rues de chez maman. Dix minutes de marche à pied quand même. Sérieusement ! Dix–mi–nu–tes ! De quoi tuer mes deux baskets… je déteste le sport. Bon, je dis week–end « oblige » mais c’est pas du tout le bon mot à utiliser. On dirait que je vais à la torture alors que ça ressemble plutôt à de la fête foraine certains jours ! Comme il ne me voit pas le reste du temps, papa cherche en premier tout ce qui peut me faire plaisir. — Je ne sais plus ce que tu m’as dit à propos de ce groupe qui passe demain soir à L’Archimède… C’est intéressant ou bien ? Enfin, tu voulais les voir ? — C’est une blague ?!
— Non ! Simplement j’ai deux places qui traînent dans mon tiroir à chaussettes depuis quinze jours… alors au cas où… ! Et tout est comme ça… — En trois lettres : se fait dorer la crevette dans un bain d’huile bouillonnant et adore qu’on lui raconte des salades. — Tu veux dire qu’on lui « menthe » ? — Absolument ! et menthe fraîche… si possible ! C’est vrai, l’humour de papa n’est pas toujours d’un très haut niveau. Souvent, je lui dis que c’est un humour de rez–de–chaussée même ! Mais ça, c’est parce que son appartement est juste au–dessus d’un restaurant chinois… Alors sa devinette du « nem »… Il me la sort à chaque fois qu’il ne veut pas cuisiner. À la fin de ce week–end–là, mon père m’a ramenée jusqu’au coin de la rue. Il veut toujours vérifier que j’entre dans le hall. Je ne sais pas, des fois que je sauterais sur le dos d’une girafe de Pâques et qu’on décolle le plus loin possible pour éviter un prochain rendez–vous chez le dentiste.. — Mila, je t’en prie, ne sois pas bête… ! Je veux te voir, c’est tout, il me dit. Et je sais qu’il pense aux informations. Enfin, aux horreurs des informations. Aux enlèvements, aux attentats, à la mort qui est possible n’importe quand et à tout bout de champ. Alors, comme toujours, j’ai fait en sorte que ça dure des plombes ! Suis rentrée, j’ai ressorti la tête, seulement la tête, et avec un grand sourire j’ai recommencé six fois ! Dehors, dedans, dehors, dedans, jusqu’à ce que la lourde porte claque une bonne fois pour toutes. « Clac ! », comme « à bientôt ! »… J’ai remonté les quatre étages de chez maman. Tiré de sous mon pull le fil qui retient la clé et je l’ai fait tourner dans la serrure. Bon, dit de cette façon, ça ne ressemble pas vraiment à un grand exploit ! Mais j’ai tellement l’impression d’être une fille de 22 ans à cet instant précis ! Je veux dire : que c’est « mon » appartement… que je rentre du boulot ou d’un grand voyage… que j’ai gagné une montagne d’argent et que je vais pouvoir manger toutes les crêpes que je veux ! J’adore !
Seulement, ce dimanche soir–là, j’ai plutôt cru que j’allais mourir sur place. M’atomiser. La peur de ma vie… 3. Daoud se tenait droit dans le couloir. Et je ne savais pas encore qui était Daoud… Un peu dans la pénombre et tellement gigantesque, il n’a pas bougé d’un frisson quand j’ai relevé la tête. Ses longs bras pendaient contre son corps. Ses yeux blancs semblaient vouloir percer ma carapace. Et j’ai hurlé. J’ai hurlé pendant une éternité, le dos contre la porte de l’entrée. Bloquée. Piégée. Alors, maman a déboulé de l’ancienne salle de jeux qui est devenue une chambre d’amis. Prête à soulever de ses bras une locomotive si je me trouvais dessous. — Mila ?! Mila qu’est–ce qu’il se passe ?!! Comme si de rien n’était, elle a contourné la longue silhouette du garçon pour me rejoindre, se mettre à genoux et me prendre dans ses bras, complètement. Un moment, j’ai pensé que c’était un fantôme. Il pouvait très bien être un fantôme ! Peut–être même que j’étais la seule à le voir…
On ne sait jamais avec les pouvoirs surnaturels qui arrivent d’un seul coup. — Mila… calme… ne t’inquiète pas… c’est Daoud… je te présente Daoud. J’ai repris ma respiration, péniblement et, je crois que j’ai murmuré dans un sanglot : — Bonjour monsieur… Un réflexe de politesse ! C’est ça. Je me suis reprise et j’ai dit : « Bonjour monsieur… ». Maman s’est relevée et, j’ai senti qu’elle avait un petit rire au coin des lèvres. — Je crois que tu peux dire « Daoud »… « Monsieur » c’est bien trop sérieux ! — Et… je suis pas monsieur… La voix de Daoud était grave. Son visage aussi. Et sa phrase sonnait comme un point final. 4. Ça fait deux semaines que Daoud est avec nous. Il dort dans la chambre d’amis. Un « hébergement d’urgence » comme dit ma mère. Deux semaines pour s’apprivoiser. Pour éviter de sursauter à chaque fois qu’il entre dans une pièce ! Pour sentir ses yeux se jeter contre les fenêtres quand il y a du bruit plus fort dans la rue, en bas. Pour m’énerver un peu de le voir quitter la table du repas alors que moi je dois encore demander ! Pour essayer de répondre à ses questions alors que je ne comprends ce qu’il dit qu’une fois sur deux. Deux semaines pour l’entendre sortir et revenir. Sortir encore de l’appartement. Pour écouter le plancher grincer tellement Daoud n’arrive pas à rester en place. Et ma mère qui cherche, qui passe des coups de fil, qui se fout en boule dès que le mot « migrant » passe à la radio. Ma mère qui s’occupe maintenant à 100% de lui. Et moi qui aimerais dire : « Deux semaines ça va, si ça dure la vie entière… je m’en vais ».
5. — T’as 16 ans ?? — Oui. — Non mais t’as pas 16 ans c’est pas possible ??! Lui, super sérieux et d’une voix très calme… — Si… 16 ans. C’est un nouveau lundi matin. Je suis assise sur l’un des tabourets de la cuisine et je détaille Daoud encore une fois. De la tête aux pieds et du sol au plafond. Parce que je ne peux pas m’empêcher de m’agacer de sa taille. Depuis des années, je suis la plus grande de la classe. Je dépasse tous les garçons, c’est ma petite fierté ! Et rien que de voir la tête décomposée de Timothée Sandroni quand je n’ai même pas besoin de sauter pour smasher au volley… Ça me met en joie pour la semaine entière ! Seulement, face à Daoud, c’est bien simple : je fais bonzaï. — Attends, t’as 16 ans ? Mais tu me fais une blague ! — Je suis pas menteur. J'ai confiance dans mes papiers… Maman referme la porte du frigidaire plus violemment que d’habitude. Elle a encore les yeux un peu rouges de manifestation. — Mila, c’est bon… Je pense que tu peux arrêter l’interrogatoire. Interrogatoire ? Le mot a claqué dans mon cerveau. Pareil à l’ampoule qui explose quand tu viens juste d’appuyer sur l’interrupteur. Interrogatoire ? C’est un truc de films… C’est presque le chien qui aboie à deux centimètres de ton visage avec les dents bien en rage ou le devoir « surprise » qui te fait trembler entièrement parce que t’as rien révisé du cours… la punition totale. — Mais c’est pas ça… Je bredouille comme si ma mère avait suivi le chemin d’idées dans ma tête. — Je te jure c’était pas ça… — Je sais Mila. Aussitôt, je nous ai revus en fin de semaine. On se promenait dans la rue, toutes les deux avec Daoud. Maman avait décidé de lui faire choisir quelques vêtements plus chauds. Des baskets neuves aussi.