Extrait du livre Dans un brouillard de poche
Dans un brouillard de poche Portraits au filtre des écrans de Thomas Scotto et Madeleine Pereira aux éditions du Pourquoi Pas
Dans un brouillard de poche Portraits au filtre des écrans
CINQ SENS On s’est habitué… Aux têtes penchées À ne plus se parler À réduire le langage À l’abandon des mots. À rétrécir nos univers À perdre du paysage À ne plus jouer dehors À ne plus chercher son chemin À respirer le vide.
À tout faire venir jusqu’à nous À moins se déplacer À fuir les centres–villes désertés À ne plus essayer avant d’acheter À acheter plus et se débarrasser. On s’est habitué... À ne plus noter de recette À délaisser le papier et un peu l’écriture À ne plus être captivé À ne plus s’étonner À connaître toute réponse À nos cerveaux faciles. À ne plus faire de tentative, et puis louper À refuser d’être un peu en danger, parfois À retarder l’heure de la nuit À devancer certains matins À ne plus avoir sommeil. On s’est habitué... À calculer plus vite À conduire d’une main À ne plus douter À vouloir une musique et l’avoir à l’oreille À posséder la mer et le vent et le bruit de toute chose À dire À crier À se libérer À voir et être vu À faire scandale du plus petit évènement À faire du plus petit motif, une œuvre Au lointain des grandes relations Au cinéma en minuscule À dévorer toute curiosité À la peur immédiate Au courage indulgent Au naufrage des questions On s’est habitué... On s’est habitué... aux cinq sens des muscles de nos deux pouces.
QUATRE ANS APRÈS LA COULEUR Ça fait quatre ans qu’on a la télévision avec la couleur dedans. Je dis « dedans » parce que le tour d’extérieur n’a pas changé : toujours gris moche. Et quatre ans après, je fais partie de ceux que ça n’étonne déjà même plus, la couleur. Sur le moment, oui bien sûr. Quand on a vu apparaître, petit à petit, le visage d’un nouveau Président de la République par exemple. Ce jour–là, chez moi comme chez les copains, le rose de son visage faisait vraiment plus vif sur les écrans mal réglés. Moi, dans mes émissions, je m’intéresse, au choix, à tout ce qui ressemble à un pirate de l’espace avec une grande cicatrice sur la joue gauche, à un robot colossal noir et rouge qui lance ses poings comme des fusées ou à… Tom Sawyer de l’Amérique, « le symbole de la liberté ». Pourtant, c’est bien quatre ans après la couleur que je tombe de tous mes yeux sur des images qui me resteront longtemps après. On est quelques jours dans le milieu du mois de novembre 1985. On regarde les informations en famille. Un volcan, en Colombie, a provoqué une gigantesque coulée de boue qui a enseveli une ville entière. Pas le genre de boue qui est tout autour de la maison depuis que mon père creuse le terrain en pente pour essayer de l’aplanir. Non, 25 000 morts. De quoi pleurer pour des années–lumière. Tout est dévasté sous la terre et les cendres. Plus de maisons, plus d’arbres ni de routes.
Ça ressemble à un terrain vague ou à la déchèterie à ciel ouvert qu’ils cherchent à fermer à six kilomètres de chez moi. Plus de routes… et malgré cela, juste quelques heures après, il y a déjà des images ? Les caméras sont sur place avant les sauveteurs ou les médecins qui veulent soigner ? Ceux qui cherchent, désespérément, les survivants. Ils sont prévenus avant le drame, les journalistes ? Ils ont des robots géants avec un bouton spécial téléportation ? Parmi les survivants justement, il y a une fille de 13 ans. C’est inespéré. On le dit, on le répète. Bien sûr que c’est inespéré. Deux ans de plus que moi… Elle apparaît sur l’écran, prisonnière de l’eau sale, enfoncée presque jusqu’au menton. Ses yeux sont noirs, profonds et insondables. Elle est agrippée des deux mains à une barre de métal rouillé. Il y a de la vraie fatigue jusque sur le bout de ses doigts blancs comme une maladie. Je crois que ma mère s’exclame, évidemment, que « c’est horrible ! », mon père, lui, garde son silence, le regard dans le grave, mes petites sœurs se débattent avec leurs assiettes et de mon coin de table je trouve franchement qu’ils pourraient bien nous mettre un dessin animé plutôt que des informations terribles. Au moment de manger, on rigolerait un coup et voilà ! À la fois, je sais bien que ce n’est pas ce que je devrais penser mais c’est remonté tout seul, comme un réflexe de genoux chez le docteur. Pourtant, rapidement, les images prennent le dessus, nous aspirent et nous gardent. Je n’y échappe pas à ce trou noir. Alors je me pétrifie devant Omayra. Elle s’appelle Omayra. En voulant aider sa grand–mère, elle s’est fait emporter par la coulée. Elle est maintenant ensevelie, les jambes bloquées par un fatras de poutres et de débris. Peut–être ceux de sa propre maison et c’est un journaliste espagnol qui la filme en premier. Des berges, on lui pose des questions pour qu’elle ne s’endorme pas. Elle, s’adresse à sa mère. Elle lui demande de prier qu’elle puisse un jour remarcher. Sa voix est minuscule mais son visage en grand sur notre petit écran. Et ce n’est pas du cinéma. C’est du vrai. De la vraie douleur, du vrai désespoir, de la vraie violence en pleine figure, une attente en direct. Un vrai « mais je peux rien faire, moi, si loin » qui rebondit dans notre salon. On pourrait bien éteindre la télévision, là maintenant. D’un seul doigt arrêter l’horreur. Sortir jouer dans notre propre boue, choisir de rire, penser à autre chose, oublier pour toujours mais on ferait quoi, après et plus tard, de ces deux mains sous l’eau qui agrippent cette fille par les chevilles ? On ne distingue rien du dessous mais elles sont bien visibles dans ma tête ces deux mains qui empêchent de sortir de là.
Petit à petit, rien ne se passe. Ni les images, ni les gens autour ne peuvent la libérer. Cela fait deux jours et trois nuits qu’elle est prise en otage de la nature et de nos yeux à tous. Et finalement je suis trop jeune pour y comprendre quoi que ce soit. Je vois juste que c’est vraiment ça dans la télévision… Il peut y avoir cent dix personnes autour de nous et personne qui peut nous sauver. On peut être l’un de ces hommes qui s’agitent parmi ces cent dix autres–là, on peut être un adulte solide et ne pouvoir rien faire du tout pour une fille de treize ans qui pèse moins qu’une poussière de gravats. C’est vraiment ça ? On peut filmer, photographier, montrer au monde entier et avoir les mains entièrement vides de possibilités ? Le repas n’en finit pas. Peut–être qu’il n’est pas plus long que d’habitude mais un petit ressort de temps semble compter en direct des minutes aussi douloureuses qu’une averse d’aiguilles. Et ça fait manquer la salive… Je tourne lentement la tête vers mes parents pour trouver des réponses. Mon cou se tend, ma voix se perd dans celles aux sonorités étrangères de la télé et puis Omayra meurt d’épuisement. Elle a lutté pendant des tonnes d’heures et moi j’ai tourné la tête juste une seconde. Juste une seconde je l’ai lâchée des yeux… Il y a des gens qui vivent et qui meurent dans la télévision, aussi facilement que ça. Est–ce que tous les parents, à ce moment précis, s’imaginent que ce sont leurs enfants qui pourraient être à la place d’Omayra ? Nous, bien tranquilles, loin des glaciers volcaniques et des prisons de boue, dans l’Amérique des dessins animés, « …le symbole de la liberté ». Je vais le demander à ma mère.
À LA HAUTEUR D’abord, j’éloigne mon bras. Loin. Le plus loin possible de moi. Parfois je mets juste ma bouche dans le coin du téléphone. Je penche la tête. Comme c’est dans un angle, ça fait du secret. Il faut que les lèvres soient plus grosses que d’habitude, c’est très important. Comme si je fais la tête, ou que j’embrasse quelqu’un dans le cinéma. Des fois je peux mettre mon visage en entier, aussi. Mais pas de face. Jamais de face. Parce que j’ai un œil droit, on dirait qu’il n’est pas à la même hauteur que celui de gauche… Et ça, je m’en fiche de savoir que c’est normal. Je m’en fiche que beaucoup de monde a la même différence des yeux. C’est pas beau et c’est tout ! Alors pas de face. Jamais de face ! Avec quelques millimètres de profil, je préfère… Par contre, il faut bien qu’on voie le grain de beauté que j’ai juste à côté du nez. Des grains de beauté, y en a qui s’en font des faux mais moi c’est un vrai, j’ai de la chance. C’est même grâce à lui que je sais retrouver ma gauche et ma droite. Je dois beaucoup à ce grain de beauté… Et puis quelquefois je danse. Toujours je m’habille autrement. Je pose le téléphone sur une chaise, ça me repose le bras. Alors je mets de la musique, très fort, celle que tous les copains écoutent en ce moment. Il suffit de bouger, de tourner, de se pencher, de faire non avec le doigt, de remuer les fesses… Pendant que je chante les paroles, je peux aussi fermer les yeux, ça fait plus concentré. Là, c’est presque sûr qu’on doit m’applaudir, quelque part, de l’autre côté de l’écran. Et, en ce moment, je vois rien d’autre qui me donne autant le sourire. Même si maman chuchote aux gens : « Heureusement, c’est un faux téléphone… » et que papa rajoute : « Cadeau du Père Noël ! À six ans ça promet !» et que ma sœur soupire que je fais « exactement comme les filles. » « Comme les filles » ? Mais je m’en fiche. Je veux surtout faire exactement comme elle…
UNE FENÊTRE SUR MON CIEL Et soudain, je te vois… 20 cm d’écart entre ton nez et le mien. Tu te rapproches jusqu’à vouloir me toucher. Je te parle, je te dis « maman revient bientôt… tu sais, je reviens bientôt ! » Et tu tournes la tête vers ton père pour qu’il approuve ce mystère: je ne suis pas là, pas à côté de toi, pas devant toi mais je suis si près, pourtant. Il ne manque finalement que nos odeurs. Alors tu me reviens, le visage plein cadre. Les narines bien devant. Et je ne peux pas empêcher le fou rire. Le fou rire mélangé, celui qui fait venir les larmes. Parce qu’il y a les voyages par obligation de boulot. Il y a ce qui se rate de nos instants… et ce que l’on maquille pour supporter. Demain soir, encore, nous aurons ce rendez–vous, à distance. Je te dirai « plus qu’un seul dodo… UN… regarde mon pouce… 1 c’est comme ça… » et bientôt, les bras pour de vrai. Il y a quelques décennies encore, nos arrière–grands–parents auraient regardé derrière l’écran, partout. Ils auraient cherché, décortiqué pour comprendre la sublime sorcellerie. Heureusement, toi tu ne doutes pas que je suis ta mère, que je suis vivante et que je vais te revenir.