Extrait du livre Simon garçon invisible
Simon garçon invisible d'Aymeric Jeanson aux éditions Amaterra.
Simon garçon invisible
Et il a bien fallu que ça arrive. Le jour de la rentrée. À quoi je pensais, ce matin-là ? À rien, je présume. Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais je ne suis pas vraiment du matin. En fait, j’essayais sûrement de me faire le plus discret possible pendant le petit déjeuner, un vrai fantôme. Sans me vanter, c’est sans doute mon plus grand talent. Absorbé comme d’habitude, papa préparait les tartines pour tout le monde. Mon grand frère Sacha était déjà plongé dans son manuel de chimie de terminale, pendant que maman mettait la fine touche aux repas à emporter de toute la troupe. Blanche, une blondinette de deux ans et demi, dormait toujours dans sa chambre. Et pendant ce temps, encore englué de sommeil, moi je priais tout bas pour me faire oublier. Mais… Mais il faut croire que les poissons ont un radar pour détecter les fantômes. C’est même une certitude, parce que les Piranhas me sont tombés dessus. Salement. – Tiens, tiens, y aurait pas comme une odeur de chaud,
dans cette cuisine ? a commencé Aline. – Une odeur de brûlé, même…, a renchéri Rémi. Bien sûr, ils parlaient de moi. Je flairais déjà l’entourloupe. Mais comme la manoeuvre dans son ensemble m’échappait, je n’ai rien trouvé de mieux que de plonger le nez dans mon chocolat chaud. Après tout, et si ma cape d’invisibilité décidait soudain de fonctionner ? – Je sais ! a repris ma soeur en roulant les yeux de mon côté. Pas de panique, mais j’ai l’impression que les cheveux du nain sont en train de prendre feu… J’ai fait un gros effort pour reposer lentement mon bol. Et, honnêtement, je crois que j’ai su afficher l’un de mes airs les plus méprisants. Pas trop besoin de me forcer, je dois dire. Je suis habitué depuis longtemps à cet humour de grands. J’ai beau n’avoir que onze ans, je suis pour ainsi dire déjà docteur en vexations rouxistes… Parce que, oui, je suis roux. Et alors ? Bon, malheureusement, mon silence dédaigneux n’a eu aucun effet sur les Piranhas. Autant essayer d’arrêter un tsunami avec une raquette de ping-pong ! Ça a tout juste fait plouf. J’en ai eu la confirmation quand Rémi m’a fixé en souriant. – Attends, je me demande… Cette odeur de brûlé, ce serait pas celle de la trouille, par hasard ? Une espèce de mise à feu capillaire provoquée par… Là, un grognement s’est élevé de derrière le manuel de chimie. – On dit « combustion capillaire », pauvre naze. – De combustion capillaire provoquée par… Tu veux compléter, Aline ? Une eau qui dort. Je prenais sur moi. Rien ne pouvait m’atteindre. Même si je sentais venir le coup, je gardais un visage aussi lisse que le marbre. Pourtant, une contraction involontaire a étiré nerveusement un coin de ma bouche. Et, par malheur, j’ai bien vu que ça n’avait échappé à personne. – Par… hum… le stress de la rentrée, peut-être ? Nouvelle école, nouvelle classe, nouveaux profs… – … Nouveaux copains, nouveaux horaires, nouveau trajet, égrenait Rémi, les yeux rivés sur moi. Mais, sans se retourner, maman l’a interrompu d’une voix coupante : – Ça suffit, les jumeaux. Laissez votre frère tranquille et filez vérifier vos cartables ! On avait frôlé Waterloo. Pourtant, malgré ce soutien
inattendu, ma belle assurance se fissurait comme un iceberg en Méditerranée. Les Piranhas avaient frappé juste : chacune de ces nouveautés me terrifiait. Un clou de plus sur le cercueil qui m’était destiné dans un futur très, très proche. Sans conviction, j’ai mâché le début de la tartine que m’avait tendue papa. Ou essayé. Car l’air autour de moi était devenu solide et écrasait ma gorge. Ce qui fait que j’avais déjà le tournis lorsque j’ai reçu le coup de grâce. En se levant pour sortir, Aline m’a ébouriffé les cheveux en me glissant à l’oreille : – Cette fois-ci, rends-toi service : ne te laisse pas embêter dès le premier jour… Fichue cape d’invisibilité en panne, hein ? Les Piranhas, c’est comme ça. Ça flaire l’odeur du sang. Et puis ça mord. Quand maman m’a donné le sac avec mon repas de midi, j’avais à peu près réussi à reprendre le contrôle. Du moins, à l’extérieur. Car, pour le reste, la panique me vrillait le ventre et un essaim de guêpes avait choisi l’intérieur de mon crâne comme champ de bataille. Pour ne pas inquiéter maman, j’ai tâché de faire comme si toutallait bien. Et, un pied après l’autre, je suis allé chercher mon manteau et mes affaires sans traîner. – Ça va bien se passer, mon Simon. Son baiser m’a un peu sorti de ma torpeur. Sur le pas de la porte, maman me fixait avec tendresse. J’ai protesté pour la forme quand elle a tenté de me recoiffer en m’embrassant encore, mais j’ai compris qu’elle n’était pas dupe. J’ai lu quelque part que, une maman, c’est télépathe. En tout cas la mienne savait bien que, plus que le déménagement, la rentrée des classes représentait ma véritable épreuve. Alors je me souviens que je lui ai souri et que j’ai bravement tenté un « À ce soir ! » pas très convaincant. Puis, avec l’énergie d’un bulot déshydraté, j’ai emboîté le pas aux Piranhas. En conservant une distance de sécurité, bien sûr. Ça, pour être différent, c’était différent ! En ville, je m’étais habitué à des établissements de plusieurs centaines d’élèves, d’immenses paquebots-prisons taillés dans des immeubles entiers. Ici, à la campagne, le collège que je découvrais était beaucoup plus petit. Trois bâtiments peints en blanc, fissurés de longues veinules. Trois étages chacun, encadrant une cour bétonnée
où finissaient de s’effacer les marques d’un antique terrain de foot. Sonnerie, réflexe de troupeau, rassemblement d’enfants jacasseurs… Suivre le mouvement, je pouvais le faire en mode zombie. Je me souviens m’être d’abord dit que, l’avantage, c’était qu’ici on voyait le ciel sans avoir besoin de lever la tête. Puis, en rabaissant le regard, j’ai aussi compris que ma nouvelle classe ressemblerait à la précédente. Surtout sur un point essentiel : la forêt entière de visages tournés vers moi. À peine un pied dans la cour, et déjà une star... – Hé, la chips au paprika, t’es nouveau ? Sapristoche, quelle surprise. Non, en fait, ça aussi je l’attendais. Mais sur le moment, je n’ai pas compris d’où venait cette blague très spirituelle. Je distinguais un peu d’étonnement sur les figures qui m’entouraient. Un peu de gêne aussi à présent, mais pas de méchanceté. Pourtant, un gros rire gras m’a forcé à me retourner pour tomber nez à nez avec… une montagne. Baskets, jean délavé, marinière dans laquelle j’aurais pu me tailler une housse de couette. Au-dessus, un visage blanc aux courbes molles et une tignasse blonde façon barbe d’artichaut. Surtout, mon nouvel ami s’était visiblement trouvé très drôle. Pour les abrutis restés insensibles à sa première blague, il a adressé un clin d’oeil à la galerie. – Tu t’es fait une teinture ou bien tu rouilles ? Malgré moi, je me suis imperceptiblement recroquevillé. Pire, mes joues ont commencé à me picoter légèrement. Catastrophe ! J’étais en train de me mettre à rougir, histoire de couronner le tout ! Un rouquin qui rougit, je ne vous fais pas de dessin… Et les mots que je cherchais pour répliquer qui restaient désespérément hors de portée ! C’est notre professeur principal, monsieur Fulgur, qui m’a tiré de là. Sa voix, aussi tranchante qu’un katana, a douché les sourires naissants. – Brice, je suis rassuré : je vous retrouve aussi bête que je vous ai quitté en juillet. Puis, sans un mot de plus, il nous a fait signe de prendre les escaliers. J’ai poussé un soupir de baleine asthmatique avant de suivre mes camarades. J’aurais préféré que le cours de français ne se termine pas si vite. Ne vous y trompez pas : ce n’est pas que je sois un passionné de déterminants ou de compléments d’objet. Monsieur Fulgur parlait bien, maîtrisait son sujet, variait les intonations pour tenter de maintenir
son auditoire éveillé… Mais mon esprit dérivait inexorablement hors de la classe. Sans doute que mes pensées devaient être gorgées d’hélium pour filer comme ça par la fenêtre. Depuis ma place, j’apercevais juste le coin supérieur de l’horloge de la cour. Pratique pour surveiller l’heure, et me concentrer surtout avec l’énergie du désespoir à une tâche essentielle : ralentir le temps. Car chaque seconde glissait dans la suivante. Et chaque minute passée me poussait, comme de la pointe d’une hallebarde, vers mon cauchemar : la récréation. Je vous l’ai dit ? Parfois, je déteste avoir raison. Quand je me suis levé, résigné, après la sonnerie, j’ai tout de suite repéré le mouvement de Brice. Il cherchait à m’emboîter le pas pour se retrouver juste derrière moi dans la file. Hasard ? Il n’était pas nécessaire d’être docteur en rouxitude comme moi pour comprendre que la montagne molle n’avait pas fini de jouer avec moi. En descendant les marches, j’ai senti l’abattement m’envahir façon brouillard toxique. Les Piranhas avaient raison : j’étais bien parti pour me faire salement remarquer dès ma première journée. Une sorte de record de nullité qui effaçait presque ma peur de subir les attentions du géant blond. En débouchant dans la cour, j’ai guetté la sensation d’une grosse main sur mon épaule. L’intimidation ne resterait pas verbale. Ça, malheureusement, je le savais d’expérience. Après avoir joué à m’humilier devant la classe, Brice allait chercher à me faire éprouver sa puissance. Et quelle meilleure occasion que la première récréation ? Les brutes étaient si prévisibles ! Au moins un point de supériorité pour moi. Ça ne rendait pas les coups moins douloureux, mais je me raccrochais à ce que je pouvais… J’ai souri à cette idée. Je n’aurais pas dû. Comme dans les westerns, l’adjoint du shérif sirotait un café de l’autre côté de la cour. Distraitement, le surveillant soufflait sur la fumée de son gobelet en regardant s’improviser une partie de foot. L’alerte « petit cyclone potentiel » allait requérir toute son attention, pendant que moi… Bingo. Une paluche s’est refermée sur ma chemise et m’a tiré en arrière d’un coup sec. Déséquilibré, j’ai basculé avec la grâce d’un sac à patates. Mais Brice ne m’a pas laissé tomber par terre. Au lieu de cela, son autre bras s’est enroulé autour de mon cou, m’emprisonnant contre son torse flasque. – Je te regarde depuis ce matin, rouquin. Le ton de sa voix ne me disait rien qui vaille. Une
partie de moi redoutait la première gifle, l’autre savait qu’elle était inévitable. – Et depuis ce matin, je rêve de faire... Sa main droite a brusquement lâché ma chemise pour saisir avec une délicatesse inattendue une de mes mèches. – … ça ! J’ai senti comme une décharge électrique. Brice m’a repoussé brutalement avant de brandir en souriant un petit bouquet de fils orangés. La douleur, j’y étais habitué. Mais le regard des autres autour, non. Je ne connais pas de vaccin contre l’humiliation. Bizarrement, je me souviens exactement de la scène. Le surveillant à l’horizon occupé à sermonner un tas de footeux facétieux. Un cercle de filles cherchant à donner le change, mais ne perdant pas une miette de ce qui m’arrivait. Quelques indifférents, le nez en l’air. Et, surtout, les inévitables disciples du druide fou : un gars et une fille attentifs, aux mines réjouies. Bien le genre de plantes à pousser à l’ombre d’une montagne, tiens. Dès que Brice s’est écarté en ricanant, ils se sont approchés. J’ai pensé à un documentaire que j’avais vu à la télévision la semaine d’avant : un lion y entamait large ment la carcasse d’une antilope avant de laisser la place aux autres membres du clan. Et c’était exactement ce qui était en train de se passer, à ceci près que je n’avais pas encore les tripes à l’air. – Moi aussi ze veux mes poils de carotte, rouquin, a fini par articuler le crétin aux dents écartées baptisé Adam. Il n’était pas plus grand que moi et j’aurais sans doute pu le battre, mais j’ai reculé. J’avais toujours été une victime, pourquoi cela aurait-il été soudain différent ? Quand j’ai senti que quelqu’un m’attrapait les bras par derrière, j’ai compris que décidément cette journée de rentrée allait dépasser tous mes pronostics. J’avais peutêtre un karma d’antilope malchanceuse, ce jour-là… Sauf que, tout aussi brusquement, j’ai perçu un peu de flottement autour de moi. Que se passait-il ? J’avais cessé d’espérer l’arrivée de la cavalerie, mais visiblement mes agresseurs hésitaient. Brice avait-il finalement décidé de se resservir lui-même une part du gâteau ? Mon champ de vision était occupé par Adam et ses précoces boutons d’acné. Autant dire que je ne voyais rien de ce qui se tramait derrière moi. – Bas les pattes, les clébards ! a lâché une voix que
je ne connaissais pas. La vibration des mots était telle que l’étreinte s’est aussitôt desserrée autour de mes bras. Pourtant, c’était manifestement un élève, comme nous. L’abattement a fondu sur moi. Quel pouvoir celui-ci pouvait-il avoir face aux caïds de la cour ? – Casse-toi, Gwen. On accueille le nouveau, a laissé tomber Brice, glacial. – Oui, dégaze, a surenchéri Adam en accentuant malgré lui son cheveu sur la langue. Z’ai pas encore eu mon porte-bonheur, moi. Je me suis retourné vivement, celui qui me tenait les bras m’a lâché. Rectification : celle. Fille, lunettes rouges, Miranda. Elle a fait un pas en arrière, et j’ai enfin aperçu le nouveau venu. Et le désespoir m’a envahi aussi vite que mon cerveau traduisait ce que mes yeux découvraient : un petit gars à la tignasse noiraude, bras épais comme des cotons-tiges, anorak jaune déchiré. Tu parles d’une cavalerie, tiens… Sauf que, presque aussitôt, je me suis rendu compte qu’il émanait de mon improbable sauveur quelque chose d’étrange. Une sorte d’aura, de concentré d’énergie, rayonnait des deux billes noires braquées sur Adam. La source du malaise de Brice et sa bande ? – T’es un primitif, Adam. Avec un prénom pareil, en même temps, c’est normal. Mais ton sens de l’hospitalité, je le connais. Le dénommé Gwen a souri en même temps qu’il parlait. Pourtant, ce n’était pas à proprement parler amical, car le haut de son visage n’a pas bougé. – Et tes attentions, mieux vaut s’en passer. J’ai compris brusquement pourquoi j’avais eu le sentiment de voir l’énergie : un imperceptible tremblement animait les mains de Gwen. Et ce mouvement s’étendait peu à peu à tout son corps. En même temps, Adam a commencé à se décomposer. Ses bras se sont levés lentement comme pour protéger son visage. Pas assez vite apparemment, car les derniers mots du petit brun l’ont giflé. – C’est malin, je crois bien que tu es en train de me mettre en colère. À ma grande surprise, la réaction de Brice a été immédiate. D’un coup d’oeil inquiet à ses comparses, il a sonné la retraite. Miranda et Adam ont filé sans demander leur reste. Mais, avant de me tourner le dos, la Montagne a brandi la touffe de cheveux qu’il tenait encore
dans son poing. – À un de ces jours, la chips. Tu nous dois encore quelques poils de crin ! Et, sans un regard pour le curieux petit gars, il a retraversé la cour à grandes enjambées. J’ai pivoté vers mon sauveur pour le remercier, mais l’anorak jaune venait de tourner les talons. La sonnerie de la fin de la récré m’a empêché de lui courir après. Et je me suis dit qu’au moins j’aurais matière à ruminer le soir pendant le dîner… 2 La suite de la journée s’est passée dans une sorte de brouillard. Heureusement, Brice et son gang m’ont laissé tranquille. Pendant les pauses, j’ai erré dans la cour en observant de loin les Piranhas rire très fort en courant derrière d’autres grands. Sans surprise, les jumeaux semblaient déjà comme des poissons dans l’eau au collège. J’enviais leur facilité à se faire des amis n’importe où, sans se poser la moindre question. Ça leur était aussi naturel que respirer, marcher ou m’asticoter. Alors que moi… Une fois de plus, j’ai éprouvé le poids de la fatalité : comment se faisait-il que le destin ait concentré chez moi la totalité des gènes de loser de ma famille ? Je devais avoir hérité en plus de ceux de tous mes ancêtres, impossible autrement. Bien sûr, pas moyen non plus d’approcher Gwen. Et ce n’était pas faute d’avoir essayé. Après m’avoir tiré des pattes de mes agresseurs, le petit gars s’était volatilisé à chaque récréation. Je l’avais cherché discrètement mais, peine perdue : c’était comme s’il filait se cacher dès