Extrait du livre Fly, quand l'art fait mouche
Fly, quand l'art fait mouche ! de Cathie Ollier et Romain Pacaud aux éditions ZéTooLu
Chapitre 1 César Avec son corps en plastique blanc et sa petite tête arrondie, Skip semble s’être échappé d’un film de science-fiction. Skip ? C’est le robot que le gouvernement a mis à la disposition de notre ami César afin qu’il puisse suivre une scolarité quasi normale. Comme s’il était physiquement à l’école alors qu’il est hospitalisé à domicile. Les adultes appellent cela la télé-éducation inclusive.
Notre institutrice, Mme Augier, agite sa main face à Skip et son écran affichant un César plus que jovial. Fin des cours. Début du week-end ! Le petit robot grésille avant de chuchoter à mon frère et moi : — Adam, Miri, dépêchez-vous de me rejoindre, j’ai un truc de dingue à vous montrer ! Si on ne connaissait pas César, on serait tenté de croire que sa vie n’est qu’une succession d’évènements plus fabuleux les uns que les autres. Par exemple, rien que la semaine dernière, il lui est arrivé plein de trucs incroyables. Il a reçu un roman de Tikarey dédicacé. L’aventurier Timothée Black est venu lui serrer la pince avant de partir en expédition au Groenland. Et le pâtissier de La Praline dorée lui a apporté le meilleur éclair au chocolat du monde entier de l’univers. César n’est pas juste notre ami, c’est une star. Dans le brouhaha qui suit la dernière sonnerie de la semaine, mon frère se lève d’un bond pour balancer ses affaires dans son cartable. — Allez, viens Miri, ne le faisons pas attendre ! D’un geste rapide, il balaie le rideau de cheveux bruns qui couvre son regard. Avec ses grands yeux et ses deux fossettes qui sillonnent ses joues à chaque fois qu’il sourit, les filles de la classe le trouvent trop craquant. Moi, Adam, à force de passer du temps avec lui, je ne le vois plus. J’ai juste remarqué que, depuis quelque temps, il poussait comme une asperge géante.
Dans l’escalier, c’est la débandade. Gabriel descend les marches deux par deux en poussant tout le monde. Sonia s’accroche au sac à dos de Justine qui imite le bruit d’une locomotive. Léa prend des postures de starlette et descend comme si toutes les caméras étaient braquées sur elle. Paraît qu’elle s’entraîne pour quand elle sera top model. — Dernier arrivé, poule mouillée ! s’écrie Adam en me doublant crânement. Parfois, mon frère se prend pour un athlète aux Jeux Olympiques. Je vais essayer de rester polie et juste dire que ça m'agace. Mais pétard ! il n’a toujours pas compris que je déteste courir et qu’un pas pour lui équivaut à trois pas pour moi ! Le gars qui fait demi-tour dans les escaliers, c’est Hector. En plus d’être notre tueur en série d’insectes, c’est aussi le fils de la nouvelle chérie du frère du mari de la cheffe de Maman. Enfin, si je ne me trompe pas. — J’ai oublié le casse-croûte de Philomène dans mon casier ! me lance-t-il comme si ça m'intéressait. Il faut savoir que le 20 avril, Hector a kidnadopté Philomène Poirier, une mante religieuse. Il paraît qu’elle boulotte les insectes comme moi, les Smarties. Quand Hector écrabouille une mouche en classe, il la range soigneusement dans son casier en attendant de l’offrir à Philomène. Adam s’engouffre déjà dans la cour qui nous sépare de la rue des Acacias.
— Adam ! Attends-moi ! Mais bien sûr, Monsieur fait la sourde oreille. Il me traite toujours comme une petite, tout ça parce qu’il est né dix mois avant moi, lui en janvier et moi en novembre. J’ai peut-être 9 ans, mais je suis de la même année que lui, non mais ! On n’est pas jumeaux et ça se voit. La seule chose qu’on a en commun, c’est le nombre de lettres dans nos prénoms. J’accélère ma foulée et me glisse avec l’agilité d’une fouine sportive entre les élèves surexcités, les instits dépassés et les parents fatigués. Accélération ! Direction notre immeuble où César occupe l’appartement du rez-de-chaussée. Cent mètres de trottoir à fond les ballons, périlleux évitement de la mamie au chapeau, contournement du parcmètre, puis virage à angle droit pour m'engouffrer dans l’entrée. Le hall m'accueille avec son odeur de détergent et un Adam qui m’attend, petit sourire de vainqueur aux lèvres. Je le foudroie du regard tout en essayant de retrouver mon souffle. — C’est de la triche ! T’es parti avant moi ! — Tais-toi, on va encore se faire enguirlander par la concierge, réplique mon frère entre ses dents, avant de poser un doigt sur sa bouche. Je grogne un « Qu’est-ce que j’en ai à faire ! » en appuyant sur la sonnette de César. La porte s’ouvre en grand sur une femme au sourire en forme de banane joyeuse.
— Déjà là ? Mais vous avez pris un avion ! plaisante-t-elle avant de nous laisser entrer. Elle, c’est Chloé, maman de César à temps plein. Papa trouve que c’est une belle femme. Moi, perso, j’ai jamais trouvé que les adultes étaient beaux, alors je ne me prononce pas. Comme toujours, Alexandre débarque d’un pas nonchalant. — Posez vos cartables dans le couloir ! lâche-t-il d’une voix enjouée. Le papa de César, en résumé, c'est deux grandes pattes arrière surmontées d’une chemise à fleurs. De fines lunettes en métal et une barbe de trois jours viennent compléter le portrait. Il est très gentil. Et plutôt prévisible. Par exemple, là, je donnerais ma main à couper qu’il va dire : « Mais vous avez rempli vos cartables avec des cailloux pour qu’ils soient si lourds ! » — Mais vous avez rempli vos cartables avec des cailloux pour qu’ils soient si lourds ! BINGO !!! Qu’est-ce que je disais ? Chez César, on est toujours reçus comme des rois. Que notre ami soit juste un peu fatigué, très fatigué ou très très fatigué, ses parents se plient toujours en tout plein de morceaux pour nous. Je crois que c’est dans leur nature. Les voisins disent qu’ils devraient être remboursés par la sécurité sociale. Je ne pense pas que ce soit possible. Dans la chambre de César, chaque chose est rangée à sa place afin de pouvoir circuler avec le fauteuil roulant. Les livres sont alignés dans la bibliothèque, les vêtements bien
rangés dans la penderie, et les médicaments, dans la table de chevet. Une colonie d’écrans fait face à l’immense lit médicalisé sur lequel trône royalement César. Assis en tailleur, avec son petit bidon de gourmand, notre ami pétille de joie en nous voyant envahir son domaine. — Hello boy ! Ça gaze ? fait Adam en guise de salut. — Cool, répond César en dressant maladroitement son pouce en l’air. Écoutez-moi, j’en ai une bonne : qu’est-ce qui est jaune et qui court très vite ? J’ai oublié de préciser qu’Adam et César collectionnent les blagues pourries. Allez, je tente ma chance : — Adam après être tombé dans un pot de peinture ? Mon frère hausse les épaules. César s’esclaffe. — Non ! Un citron pressé ! Je ne fais pas de remarque parce que je sais que ça lui fait du bien de rire un peu. Chaque jour est un défi pour notre ami et ses parents. Une lutte de tous les instants pour dompter cette foutue maladie qui l’affaiblit et l'empêche de vivre normalement. C’est un syndrome qui a un nom si compliqué qu’il faudrait cinquante séances chez l’orthophoniste pour arriver à le prononcer correctement. Ce dont je suis sûre, c’est que c’est une maladie auto-immune. Ça, je peux le prononcer facilement et même expliquer qu’au lieu de le protéger, son système immunitaire s'attaque à son propre corps.
J’ai à peine le temps de me caler sur le matelas que Chloé arrive avec un plateau et trois verres de limonade. — Attendez les enfants, dit-elle en se débarrassant de son chargement pour dégainer son téléphone portable, je vais vous prendre en photo. On n’a rien posté depuis au moins deux jours ! Arrêt sur images : César et ses parents ont un compte Instagram. Ils y partagent régulièrement la vie de César, ses soins, ses centres d’intérêt ou ses rencontres. C’est le compte @cesarkiffelavie. Parfois, ils évoquent sa maladie, l’école avec Skip, les petits bonheurs ou les moments difficiles. Pour César, ce compte Instagram, c’est une fenêtre ouverte sur le monde. Ils ont un nombre d’abonnés à faire pleurer de jalousie n'importe quelle star ! Et, papillote sur le cake, grâce à ce réseau social, César reçoit autant de cadeaux que si c’était son anniversaire tous les jours. Je prends ma plus belle pose, sachant déjà que Chloé appuiera sur le déclencheur au moment où j'aurai un œil fermé ou la bouche de travers. Elle ne le fait pas exprès. Moi non plus. C’est ainsi. — Regardez comme vous êtes beaux ! s’exclame-t-elle en brandissant son téléphone sous nos nez impatients. On dirait que j’ai perdu une narine. Pas grave. Je ne lutte plus. D’autant plus que Chloé repart plutôt satisfaite.
Chapitre 2 Fly César adore peindre, cuisiner et lire. Mais c’est face aux écrans qu’il excelle. Il a mis moins d’une heure à adopter Skip, un quart d’heure à ouvrir le fameux compte Instagram avec ses parents et cinq minutes et dix-huit secondes à restaurer un logiciel sur l’ordinateur de son oncle. Pff... Quand on sait que chez nous, la seule chose qui s’apparente à un écran, c’est notre micro-ondes... !
Le jour où nous avons demandé à nos parents d'avoir accès à un ordinateur, ils nous ont répondu : — Pas besoin de vous abrutir avec cette technologie de « bip-bip ». Bon, ils ne nous ont pas exactement dit « bip-bip » mais je préfère remplacer le gros mot. Heureusement, les démarcheurs nous ont bien aidés. Excédés d’être constamment dérangés, Papa et Maman ont fini par débrancher le téléphone fixe. Depuis, ils nous ont donné un vieux portable afin qu’on puisse les appeler en cas de problème. Oui, je confirme : un seul téléphone pour Adam et moi. Aucun abonnement internet. Juste les SMS. Bon, c’est mieux que rien. — Alors César, que veux-tu nous montrer ? lâche Adam avec curiosité. D’un geste mal assuré, César désigne un livre posé sur sa table de chevet. J’ai beaucoup de mal à cacher ma déception. — Tu nous as fait presser pour un bouquin ?! — Regardez plutôt ce qu’il y a dessus, s’impatiente notre ami. Nous nous approchons pour scruter la couverture. Posée sur l’illustration colorée du livre, une petite masse sombre fait relief. — Beurk ! je m’écrie, dégoûtée. Ne me dis pas qu’on a couru comme des balles pour une mouche ?! César brait comme un âne. S’il continue, je vais le grrr !!!